CinéZone | Bertrand Blier - Buffet froid (1979)


En 1979, sortent sur les écrans deux des films français parmi les plus insolites : Série noire d'Alain Corneau et Buffet froid de Bertrand Blier. Les analogies entre les deux ne manquent étonnamment pas. Outre la présence de Bernard Blier, patron roublard dans le premier, flic trouble dans le second, Série Noire et Buffet Froid partagent déjà, au moins en partie, un même cadre urbain, celui de cette banlieue parisienne lugubre suintant l'inquiétude et la misère tant sociale qu'affective. A la fin des années 70, nombre de films français se nourrissent de cette verrue de béton ceinturant Paris qui fournit la cuve glaciale de toutes les peurs au fond de laquelle évoluent des erres égarés dans cet univers déshumanisé comme le bois mort d'une société qui mure les Hommes entre eux. Comme chez Corneau, le réalisme cru des décors se pare pourtant d'une dimension presque allégorique aux confins d'un fantastique kafkaien. Station de RER désolée, tour d'habitation vide hantée par des gens bizarres et rues toutes aussi abandonnées que bordent des pavillons de banlieue solitaires confinent à l'abstraction, participant d'une atmosphère irréelle, presque hors du temps et du monde qui lui confère son étrangeté.  Une impression de dénuement, d'épure surréaliste enchâsse tout le film dont l'entame diffuse un minimalisme théâtral (grand moment de cinéma, la rixe verbale entre Depardieu et Serrault est jubilatoire). Mais à cette nasse froide de béton plongée dans une nuit peuplée de menaces qui semble ne jamais vouloir se retirer répond dans la dernière partie le verdoyant faussement serein d'une forêt ensoleillée et d'un lac paisible où la mort surgira pourtant. A la noirceur miteuse et imbibée d'un inexorable désespoir de Série Noire, Buffet froid oppose par ailleurs au contraire un humour constant, noir et absurde. Comme si Ionesco croisait les Monty Python.  Eprises d'une grande  liberté, narration, dialogues et situations cultivent tout du long l'incongru.  


Alphonse sympathise avec l'assassin de sa femme, celui-ci craint de sortir seul la nuit, inquiet des menaces tapies dans l'obscurité et le flic se désintéresse des meurtriers qui l'accompagnent dans cette dérive nocturne. Tous les personnages qu'ils rencontrent rompent avec un comportement rationnel, du maître-chanteur qui les charge de le tuer dans un parking souterrain à ce médecin de nuit qui viole la veuve de celui-ci, elle-même brûlante de désir pour tous les hommes dont elle croise la route, en passant par l'hôtesse d'un curieux château où se produit un orchestre de chambre. La normalité est gommée, le temps brouillé, l'espace altéré qu'il s'agisse de la mort du comptable dans les couloirs du RER (est-ce bien Alphonse qu'il lui a planté son couteau dans le ventre et quand ?) ou l'éruption de la fille de ce dernier au beau milieu de nulle part, dans la montagne iséroise. Les trois protagonistes nouent chacun une relation particulière aux femmes. Veuf, le policier a tué son épouse, Alphonse cherche avec un romantisme enfantin une moitié en une quête d'amour condamnée par la mort, tandis que le troisième cède à des pulsions meurtrières au contact de la gent féminine. Film au ton singulier qui tranche alors (et encore aujourd'hui) au sein du paysage cinématographique français, Buffet froid s'appuie comme Série noire d'Alain Corneau sur le talent d'une nouvelle génération de comédiens incarné chez l'un par Patrick Dewaere et chez l'autre par Gérard Depardieu, amis et rivaux au jeu instinctif. Mais tous les rôles, du plus grand au plus petit, sont soignés et habités par une distribution aussi impeccable que réjouissante, du trio de tête en passant par Michel Serrault (non crédité au générique), Jean Rougerie, Carole Bouquet, Geneviève Page et des "on ne sait jamais comment il s'appelle" (Marco Perrin, Michel Fortin). Succès critique, Buffet froid ne fut en revanche pas compris par le public qui ne goûta pas son humour décalé et la noirceur qui infuse dans ce récit cauchemardesque et surréaliste où cet univers de béton résonne comme la métaphore d'une société devenue mutique et méfiante.  Mais il est tissé dans cette étoffe unique qui fait les oeuvres cultes. (17.08.2022) ⍖⍖⍖


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